« Cette voiture évoque les jeans et le rock’n’roll ! »
A la fin des années 1940, l’Europe était encore sur les genoux, avec ses infrastructures détruites par six années de guerre, mais il en allait tout autrement des États-Unis. La demande provoquée par le conflit avait généré une activité industrielle qui s’est poursuivie une fois la paix revenue. Alors que la Grande-Bretagne chancelait et cherchait un moyen d’éviter la déroute financière, sa puissante alliée de l’autre côté de l’Atlantique regardait vers l’avenir avec optimisme.
En terme automobile toutefois, l’Angleterre avait beaucoup à offrir. Alors qu’ils étaient en service à l’étranger, de nombreux militaires américains avaient succombé aux charmes des sportives anglaises. Le mot d’ordre “exporter ou mourir” qui prévalait en Grande-Bretagne au cours des années 1950 signifiait que les MG, Triumph et Jaguar étaient exportées par bateaux entiers vers le Nouveau-Monde, où elles comblaient de bonheur les passionnés d’automobile.
A l’époque, ces voitures de sport représentaient une part de marché trop limitée pour intéresser les “Trois Grands” constructeurs américains : elles correspondaient à 0,27% des immatriculations de voitures neuves en 1952. Pourtant, chez General Motors, certains souhaitaient explorer ce domaine. Patron du “Art and Colour Studio” de GM, Harley Earl était également un passionné de voitures de sport, et de Jaguar en particulier. Il s’était trouvé un allié en la personne du président Edward N. Cole, qui souhaitait secouer l’image terne de Chevrolet et produire des modèles plus racés, qui donnerait à Ford du grain à moudre.
Le choix du plastique
C’est ainsi que voyait le jour le “Project Opel”. Earl était en charge du style, mais la définition technique de la voiture et de sa mécanique revenait à Robert F. McLean. Utilisant au maximum des éléments existants, l’équipe a donc choisi le six cylindres en ligne “Stovebolt” 235 ci (3,8 litres). Dérivé d’un moteur d’avant-guerre, il développait 105 ch dans sa version standard, ce qui était de toute évidence insuffisant. Les ingénieurs de Chevrolet parvenaient alors à en tirer 150 ch grâce à un arbre à cames plus sportif, une culasse modifiée avec un taux de compression de 8 : 1 et un nouveau collecteur d’admission en aluminium relié à trois carburateurs Carter. Sous cette forme, ce moteur prenait le nom de “Blue Flame”.
Le châssis était conçu spécialement pour la nouvelle voiture. Il comportait des renforts diagonaux pour plus de rigidité, et le moteur était installé beaucoup plus bas et en arrière que sur les berlines Chevrolet. Au lieu du tube de transmission classique, la voiture adoptait le système “Hotchkiss drive”, avec un arbre à deux cardans, une première pour ce constructeur. La boîte était une automatique Powerglide à deux vitesses, ce qui allait devenir une pierre d’achoppement.
Le “Project EX-122”, comme il était alors désigné, évoluait vers un curieux ensemble de composants éprouvés et de techniques nouvelles. Earl connaissait bien Bill Tritt, qui dirigeait une entreprise spécialisée dans la fibre de verre, Glasspar, et souhaitait produire une Chevrolet réalisé avec ce nouveau matériau. Deux concept cars étaient alors fabriqués : une biplace dans la veine Corvette, et un plus gros cabriolet. La solidité de la caisse était source de préoccupations après un tonneau effectué par un pilote d’essai au volant du cabriolet ; il s’en sortait sans dommage, la caisse étant à peine abîmée. L’autorisation était donné de poursuivre avec une carrosserie en fibre de verre mais, au moment de lancer la production, une solution de rechange était mise en place, au cas où le passage à l’acier se révélait nécessaire.
La Corvette était dévoilée au Motorama de GM. Cette exposition de concept cars et de modèles de prestige était basée en un même lieu depuis 1949, mais 1953 était la première année où elle devenait itinérante. Ainsi, des millions de passionnés ont pu admirer la toute dernière biplace, partout aux États-Unis.
Son style ne devait rien à l’avant-guerre et adoptait une forme résolument moderne. Alors que la Jaguar XK 120 était toute en courbes fluides, ailes galbées et calandre verticale, la forme large et musclée de la Chevrolet évoquait plus un alligator qu’un cheval de course — en particulier avec ses “dents” de calandre brillant de mille feux.
Après cette présentation réussie, la première version de série sortait six mois plus tard, le 30 juin 1953, des chaînes de Flint, dans le Michigan. Seuls 300 exemplaires voyaient le jour cette année là, avec des options incluant un autoradio à recherche automatique de stations et un chauffage à eau chaude. Après les 15 premiers exemplaires de 1954, Chevrolet faisait passer la production sur une chaîne qui lui était spécialement réservée à St-Louis, dans le Missouri, et elle atteignait bientôt 50 voitures par jour.
Appartenant à Alfie Orkin, la voiture de cet article est sortie de cette même usine le 20 mai 1954. Orkin a été propriétaire de trois Corvette à son époque, en plus d’un pick-up Chevrolet 1949 et cet exemplaire, acheté au spécialiste Tom Falconer, de Claremont Corvette, partage son garage avec une Sting Ray de 1967. Son précédent propriétaire était Adrian Reynard, le constructeur de voitures de course.
“Je suis allé voir Tom,” rappelle Orkin, “et lui ai dit “Pas de marchandage, je la veux.” Il m’a répondu “Prend la file d’attente !” J’ai mis 13 ans à la restaurer, car il a fallu tout reprendre. Les choses fonctionnaient à peu près, mais pas bien. Trouver les pièces a été la partie la plus difficile, car elles doivent toutes venir des ÉtatsUnis. Bloomington est bon et Mary-Jo Rohner, en Californie (“Vette Gal”) est très utile pour les pièces de C1. Trouver le pare-brise correct a été un vrai marathon et j’ai fini par en faire fabriquer un.
La voiture est 99,99% d’origine. Il y a un régulateur de pression d’essence et un allumage électronique, car le moteur ne fonctionnait pas convenablement et j’ai eu des problèmes avec le distributeur, mais tout est dissimulé. Elle a le système électrique 6 volt d’origine, et pas de direction assistée. Les nacelles de phares s’étant déformées quand elles ont été re-chromées, j’ai dû en trouver des neuves d’un stock ancien, et quelqu’un s’est occupé de l’autoradio. Je n’ai pas restauré la boîte de vitesses et l’on m’a aidé pour le moteur, mais j’ai réalisé le reste moi-même, aussi bien que j’ai pu. Il y a encore des détails de carrosserie qui ne me satisfont pas, mais ce serait sans fin…”
“Les commandes sont épouvantables”
Les détails en question ne sautent pas aux yeux, et cet exemplaire est vraiment beau. Environ 80% des Corvette 1954 sont de cette teinte Polo White, assortie à l’intérieur rouge. Les lignes sont pures, la capote disparaissant sous un capotage en plastique : à son propos, Orkin affirme qu’elle peut réclamer 30 minutes à replier. Les détails de finition sont superbes, comme les feux arrière fuselés et les échappements traversant le panneau arrière.
La voiture du Motorama avait des poignées de portes extérieures qui ont disparu par la suite, si bien qu’il est nécessaire d’utiliser la poignée intérieure pour ouvrir. L’habitacle est spacieux, avec un tunnel de transmission large mais bas, qui occupe la section centrale. L’espace pour les jambes est généreux et les pieds paraissent assez hauts, les sièges s’intégrant élégamment à la partie arrière de la carrosserie.
On pourrait s’attendre à une commande de vitesses au volant, mais elle est au contraire au plancher. Orkin recommande de démarrer sur la position “Low” avant de passer manuellement sur “Drive”, et nous voilà partis en direction de la campagne du Berkshire.
Le propriétaire s’est montré particulièrement honnête à propos de la personnalité de la voiture : “Elle est complètement différente de ma Corvette 1967. Par comparaison, toutes les commandes sont épouvantables, en particulier la direction et les freins.” Quoi qu’il en soit, ce qui est immédiatement évident est qu’il ne s’agit pas d’une voiture de sport. Comme vous pouvez vous y attendre dans une automobile du début des années 1950, le volant est de grand diamètre et ne se trouve pas bien loin des genoux. La direction est relativement légère à basse vitesse, mais ne donne qu’une idée vague de la position des roues avant. Tout en roulant en ligne droite, vous pouvez actionner le volant de façon assez significative avant qu’il ne se passe quoi que ce soit.
La Corvette était dotée d’une barre antiroulis plus grosse et les ressorts avant provenaient directement des berlines Chevrolet et le poids suspendu moins élevé les rendait, en fait, plus fermes. Ce n’est d’ailleurs guère notable et le confort et bon, bien que le niveau de roulis en virage puisse paraître alarmant. Le moteur est plein de bonne volonté, mais il est étouffé par la transmission à deux vitesses. A l’époque, des essayeurs patients ont noté que le premier rapport pouvait être tenu jusqu’à 109 km/h (soit 5 500 tr/mn), le changement automatique s’effectuant à 93 km/h accélérateur à fond.
Il apparaît rapidement qu’un Corvette de cette génération n’est pas faite pour être brusquée. Au contraire, allégez votre prise sur le volant, relâchez votre pied droit et placez le coude en haut de la portière parfaitement positionnée, prenant le temps d’admirer le superbe tableau de bord peint et de comprendre l’utilité des nombreux boutons chromés. C’est une voiture qui évoque les jeans, le Technicolor et le rock ‘n’ roll, pas le rationnement ni les Actualités en noir et blanc. Entre deux chaises
C’est aussi bien, d’ailleurs. Rares sont les voitures provoquant une réaction aussi unanimement positive et enthousiaste de la part des autres automobilistes ; et encore plus rares sont celles qui vous donnent l’impression d’être une star de cinéma lorsque vous roulez tranquillement sur une Nationale.
Pourtant, à l’époque où cette voiture a été produite, son avenir était particulièrement incertain car il restait de nombreux exemplaires invendus en arrivant à la fin de l’année. En fait, elle se trouvait un peu “le c… entre deux chaises” : pas assez confortable pour être une “grande routière” et pas assez rapide pour être une voiture de sport.
La façon de faire de GM n’a d’ailleurs pas favorisé les choses : plutôt que satisfaire la demande du public et livrer la Corvette à ceux qui en souhaitaient une, une bonne part de la faible production était confiée à des célébrités et VIP, de façon à promouvoir la voiture. Mais ils se sont vite fatigués des défauts de la Corvette et le bouche-à-oreille n’a pas été aussi favorable que Chevrolet ne l’espérait. Par exemple, la carrosserie en fibre de verre était composée de 46 sections et n’était pas étanche.
Les commentaires de la presse n’aidaient pas beaucoup non plus. Road & Track avaient attendu avec impatience la nouvelle Chevrolet, mais ouvrait son essai avec cette question : “Est-ce vrai
ment une voiture de sport ?” Non, semblait être la réponse, plutôt un “genre de routière un peu affadie”. Et la transmission ? “Elle va convertir aux voitures de sport tous ceux qui ne souhaitent pas développer leur talent de pilote.”
Il existait tout de même des point positifs : “La voiture donne une impression de fermeté… La Corvette vire à plat comme une vraie voiture de sport.” De nationalité anglaise, Maurice Olley était à la tête du département Recherche & Développement de Chevrolet. Ancien de chez Rolls-Royce, il avait cherché à répondre aux critiques : “L’amateur typique de voitures de sport… est une quantité négligeable. Alors que les voitures de sport séduisent un public de plus en plus large, le centre de gravité de cet individu théorique se déplace de l’austérité des pionniers au luxe des conceptions modernes. Il n’est pas nécessaire de s’excuser des performances de cette voiture à transmission automatique…
Nous sommes conscients de la préférence de certains pour une direction à crémaillère sur les voitures de ce type. Mais elle implique une démultiplication de 9 ou 10 à 1. Nous considérons que c’est trop direct, même sur une voiture de sport.” Il ne s’agit visiblement pas d’un personnage ayant échangé ses vues avec celles de Colin Chapman…
Heureusement, trois éléments ont permis de sauver la Corvette : l’aiguillon qu’a constitué le lancement de la Ford Thunderbird ; le nouveau V8 de 265 ci (4,3 litres) installé à partir de 1955 ; et Zora Arkus-Duntov. Cet ingénieur/pilote était consterné par le comportement de la C1 : “L’avant
survire, l’arrière sous-vire” — et s’est mis immédiatement au travail.
Le résultat fut la Corvette 1956, dotée d’une carrosserie complètement nouvelle, d’un châssis revu et corrigé, d’un V8 de 225 ch et — Dieu merci ! — d’une boîte manuelle à trois rapports. Sa réputation reprit du poil de la bête et Richard Thompson remporta la catégorie C-Production au championnat SCCA 1956, confirmant les qualités sportives de la voiture. GM avait sans doute précipité la Corvette trop rapidement sur le marché, faisant supporter au public sa mise au point, mais au bout de trois ans le constructeur était enfin sur la bonne voie et la voiture présentait les qualités correspondant à sa forme prometteuse.